Leïla Shahshahani

journaliste

REPORTAGES 

AEROPORT DE TEL AVIV : JE NE SUIS PAS UNE TERRORISTE
18 MARS 2016

Cela fait un drôle d’effet de se retrouver sur le tarmac de l’aéroport de Tel Aviv dans un fourgon grillagé. Cela procure aussi une étrange sensation de se faire escorter jusque dans l’avion par deux agents de la sécurité israélienne remettant mon passeport au commandant de bord. Et c’est encore plus désagréable de se faire cueillir à l’atterrissage en France à 1 heure du matin, dans l’avion, par un policier récupérant mon passeport et me conduisant au poste de l’aéroport de Lyon Saint-Exupéry. C’est la procédure, me dit-on. Peut-être, sauf que je n’ai toujours pas compris ce qui me vaut ce traitement de « faveur ».

Le 18 mars, je quitte Grenoble pour faire un reportage sur les sentiers de Palestine, dans le cadre d’un voyage organisé composé de tour-opérateurs et de journalistes. J’ai avec moi une accréditation du magazine qui a accepté de publier mon sujet, ainsi que ma carte de presse française et internationale. Mon nom figure aussi sur une lettre de support du Consulat général de France.

Les ennuis commencent au passage de la douane de l’aéroport Ben Gourion à Tel Aviv, alors qu’une partie de mon groupe est déjà passée. La dame au comptoir me demande le prénom de mon père et celui de mon grand-père. « Volodia », « Reza ». Je ne vois pas trop ce qu’elle pourrait retirer de cette information mais cela suffit à m’envoyer dans la salle des personnes jugées suspicieuses qui vont être interrogées. Mes deux précédents voyages en Israël et en Palestine ont toujours commencé de cette façon, avec quelques heures d’interrogatoire, nom iranien oblige. Pire, en 2009, la compagnie israélienne El Al m’a refusé l’embarquement à Bruxelles sans le moindre motif et laissé en plan lors de mon escale (récit ici).

INTERROGATOIRE

Au bout d’une heure sans nouvelles ni passeport, j’apprends par texto qu’une autre personne de mon groupe, arrivée de Paris quelques minutes après moi, a aussi été mise à l’écart. J’identifie rapidement Romain assis non loin de moi. Ce qui alerte les douaniers à son sujet, c’est que son passeport est vierge de tampons. L’ancien était arrivé à expiration. Au bout d’une heure, il est appelé pour être interrogé et revient après quelques minutes. Peu après, on lui remet son passeport et son visa d’entrée. Par solidarité, il patiente en attendant mon tour.

J’attends une heure de plus avant d’être appelée. Deux hommes de la sécurité vont m’interroger pendant plus de deux heures. L’un deux reste silencieux. L’autre va tenter de me déstabiliser pendant toute la durée de l’interrogatoire. Il prétend qu’il sait tout de moi, bien qu’à aucun moment je ne puisse voir son écran. Il me dit qu’Israël est un pays démocratique, que mes opinions ne lui posent pas de problème et que si je réponds à toutes ses questions, je pourrais ensuite rejoindre le reste de mon groupe. Mon voyage du jour ne semble pas l’intéresser. Ce qu’il veut, c’est savoir ce que j’ai fait en Palestine lors de mes deux précédents séjours. Je réponds à ses questions. Je ne cache pas le fait que je défends le droit des Palestiniens à vivre normalement, dans un état de droit, et que j’ai participé à leurs côtés à des manifestations non violentes réclamant la fin de l’occupation. Tout cela il le sait déjà de toutes façons. Enfin je crois.

Il essaie de me pousser à répondre aux questions dont j’ignore la réponse. Je refuse d’inventer. Après les fausses politesses du début, le ton a changé, devient pervers et manipulateur, et j’ai l’impression d’être dans la peau d’une personne qui a commis un crime. Lui et son collègue échangent en hébreux en me dévisageant tout au long de l’interrogatoire, c’est particulièrement désagréable. Il tente d’obtenir des noms de personnes, notamment en Palestine, mais outre le fait qu’il est hors de question de donner le nom d’habitants chez qui j’ai logé et qui pourraient avoir de gros soucis, je n’ai pas besoin de mentir puisque je ne m’en souviens pas. Je tente à plusieurs reprises de répondre par texto à l’une des responsables du groupe qui me demande si ça va, mais on m’interdit l’usage du portable. Je rappelle que je suis dans le cadre d’un voyage strictement professionnel et touristique.

Entre temps, Romain, un peu inquiet, demande au personnel de la douane s’il peut aller me voir pour prendre des nouvelles. On lui indique le bureau du fond où je me trouve. Il passe la tête par la porte, et à ce moment-là, celui qui m’interroge bondit de son fauteuil et lui crie après en le repoussant dans le couloir. Il lui confisque son passeport et son visa, dans un état de rage inexplicable, si ce n’est pour me déstabiliser encore un peu plus. Je lui dit que ce n’est pas juste, qu’il voulait simplement prendre de mes nouvelles. Il me répond qu’il y a 90% de chances que mon « ami » n’entre pas en Israël. Je me tais, à ce stade il n’y a rien à ajouter. Pendant un temps interminable, ce monsieur tape sur son clavier, agité de tics nerveux. On finit par me renvoyer dans la salle « d’attente » où se trouve Romain. Une demi-heure plus tard environ, on nous apporte un sandwich et une bouteille d’eau. Bon ou mauvais signe ? Bon pour Romain à qui l’on remet son passeport et son visa d’entrée. Mauvais pour moi, à qui l’entrée est refusée sans motif précis. Et pour cause. Comment l’ « unique démocratie du Moyen-Orient » pourrait-elle justifier qu’elle refuse sur son sol des personnes au seul motif de leurs opinions, car mon cas est malheureusement loin d’être isolé. Demander le respect du droit des Palestiniens, c’est, pour eux, être l’ennemi d’Israël. Vient l’heure de la fouille au corps, de mes affaires. Les douaniers refusent de me laisser récupérer mon sac de voyage passé de l’autre côté de la douane par les personnes de mon groupe. Je devrais donc me débrouiller avec le peu que j’ai sur moi.

On prend mon empreinte digitale, on scanne mes yeux. Je refuse de signer le papier que l’on me tend, dont la moitié est rédigée en hébreux. En anglais, voici le motif de mon refoulement : « Prevention of illegal immigration considerations. Public security or public safety or public order considerations ». Deux formules qui permettent de rejeter quiconque sur les motifs les plus vagues.

MISE EN RÉTENTION

On m’annonce que je vais être conduite dans des « facilities » en attendant mon vol de retour. Un joli mot pour désigner le centre de rétention de l’aéroport. Deux femmes et deux hommes Russes et Ukrainiens sont embarqués dans le fourgon grillagé avec moi, et nos portables et sacs confisqués. Nous roulons pendant une dizaine de minutes avant d’être débarqués. Des hommes de la sécurité nous encadrent. Nos sacs sont entreposés dans une pièce, j’ai tout juste le temps de sortir ma brosse à dent, mon dentifrice et un t-shirt que j’avais emmené, on nous met la pression pour accélérer le mouvement. On nous fait monter un escalier. Les hommes sont dirigés ailleurs. On me fait entrer dans une petite pièce de vingt mètres carré maximum dans laquelle se trouve déjà une petite dizaine de femmes de nationalités diverses et cinq lits superposés, une douche et des toilettes dont la porte ne peut rester qu’entrouverte. J’entends la porte de la chambre qui se ferme derrière moi. Je regarde du côté des vitres, elles sont toutes grillagées. Je suis prise d’un accès de panique et éclate en sanglots. Peu après, on ouvre la porte à nouveau. Un coup de fil pour moi. C’est une personne du consulat de France en Israël qui veut me parler. Ouf, je ressors temporairement de cette pièce glauque. Je n’ai pas les idées très claires, j’ai une migraine carabinée depuis l’interminable interrogatoire et lorsque je demande un cachet au personnel, on me dit qu’un médecin passera le lendemain.

La personne du consulat veut s’assurer que je vais bien. Tout est relatif. Rien de grave mais je suis sous le choc de ce qui m’arrive, d’autant qu’on m’a annoncé que je resterai dans le centre jusqu’à lundi soir, jusqu’au prochain vol Transavia par lequel je suis arrivée. Je comprends qu’il est possible d’envisager un retour plus tôt mais à mes propres frais, et tout doit se décider dans l’urgence avec des bribes d’informations. Epuisée, je décide d’aller me coucher et refuse le principe de payer un billet de retour coûteux en dernière minute alors que je suis en règle et que je n’ai rien fait qui puisse justifier ce traitement. Naïvement, je demande au consulat d’intervenir et de protester auprès d’Israël ou à minima d’organiser mon retour en France, devant cette violation flagrante de mes droits. « Impossible me rétorque-t-on, les compagnies aériennes sont souveraines, nous ne pouvons pas demander à Air France de vous prendre à bord ». Etrange, je me souviens de cette jeune fille qui s’était fait débarquer d’un avion Air France avant son décollage à Nice parce qu’elle n’était pas « juive » comme l’exigeait Israël qui avait demandé au personnel de bord de l’interroger. Sans parler des reconduites aux frontières organisées par nos gouvernements, à bord des vols Air France, de personnes jugées indésirables chez nous. Il faut croire que ça ne marche que dans un sens, en tout cas pas dans le mien. Quant à protester, cela fait longtemps que la France s’est habituée à ces violations du droit de ses citoyens par Israël. Je rappelle à la personne du consulat que des sanctions à l’égard d’Israël seraient bienvenues pour faire cesser ce genre de pratiques.
« On n’est pas là pour faire de la politique », me répond-on. Ah bon…

J’allais donc passer les trois prochaines nuits et les trois prochains jours ici, enfermée dans cette chambre. Avec sandwich « room-service » et plusieurs réveils par nuit pour réembarquer ou débarquer des « refoulées » comme moi sur des motifs plus ou moins rocambolesques. Et à chaque nouvelle arrivée, le même regard hébété, incrédule, voire des pleurs, de celle qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Trois jours, privée de mon téléphone portable, de stylo, sans autre livre que le Guide du Routard Israël-Palestine, et sans musique, mon petit appareil portatif m’étant aussi interdit. « Vous n’êtes pas à l’hôtel », me rappelle-t-on. Cela ne m’avait pas échappé. Etrange expérience que d’attendre à ne rien faire dans une pièce cernée de barreaux, à tenter de mettre en pratique quelques bases de Russe glanées au lycée. Au programme, deux à trois petites sorties par jour maximum dans la cour grillagée et vidéo-surveillée, au bon vouloir et en compagnie de nos geôliers. Et deux appels par jour du consulat s’assurant que tout va bien. Minimum syndical, mais auquel n’ont même pas droit mes compagnes de chambre. Et un ou deux appels personnels autorisés dans la chambre ou la cour pour chacune d’entre nous à partir du téléphone sans fil du centre. Appels qui finissent souvent en pleurs sous le coup de l’émotion. Mes colocataires russophones ont eu quelques sessions de fou-rires nerveux, histoire de tuer le temps. La jeune fille Bulgare sourde et muette et la jeune Erythréenne, également dans ma chambre, ont eu plus de mal à trouver la force d’un sourire.

SANS ESPOIR ?

Mon plus grand moment de solitude, c’est lors de cette discussion avec l’un des gardes du centre. Un Français du 93, portant la kippa, venu faire son service militaire en Israël et s’y installer, surpris de me voir là. Il m’interroge sur le motif de ma présence. Je lui réponds que je n’ai pas été autorisée à me rendre en Palestine. « Où ça ? C’est quoi la Palestine ? Ca n’existe pas ». S’ensuit un échange surréaliste. Je lui parle droit international, occupation, résolutions de l’ONU. Il me répond livre saint, terre des Juifs et eux seuls. Je lui demande ce qu’il compte faire de la présence des Palestiniens qui vivent à côté de lui. Il me répond qu’il faut les envoyer à Gaza, en Egypte, en Jordanie, partout sauf là où ils se trouvent, et où ils se trouvaient bien avant lui d’ailleurs. Les déporter, en somme. Je préfère retourner dans ma chambre à barreaux. J’y rencontre une Philippine en attente de son vol, sans trop comprendre ce qu’elle fait ici. Elle appartient au mouvement « Born again » se revendiquant du christianisme et prêche cette parole. Elle me dit qu’elle a vécu plusieurs années en Israël. La discussion arrive sur la Palestine. « Cette terre est aux Juifs, c’est la Bible qui le dit ». « Et les Palestiniens ? » je lui demande. « Ils n’ont rien à faire ici, c’est peut-être triste pour eux mais c’est ainsi, la Bible le dit ». Elle tente de m’en convaincre en me faisant lire et relire des passages de sa Bible, en anglais, auxquels je ne comprends pas grand-chose. Un garde vient la chercher pour l’emmener à son avion. Ce soir, je broie du noir. Je trouve un maigre réconfort en observant quelques « free Palestine » gribouillés sur les planches du lit superposé par d’autres passés là avant moi.

RETOUR SOUS SURVEILLANCE

Lundi soir 21 mars, enfin, sonne l’heure du retour à la maison, en pleine nuit. Par chance, la grève des aiguilleurs du ciel n’a pas causé l’annulation de mon vol, juste retardé. A mes côtés, dans le fourgon, Emmanuel, un Londonien, chrétien, noir, sort lui aussi de quelques jours de rétention. Il venait visiter les lieux saints d’Israël et de Palestine , il avait un billet de retour, de l’argent à dépenser. Il a fini derrière les barreaux, refusant de croire que la couleur de sa peau avait pu jouer contre lui. Privée de mon passeport, escortée jusque dans l’avion, je suis placée tout au fond, seule sur la dernière rangée, sans doute pour ne pas importuner les autres passagers. Je découvre les messages des amis sur mon téléphone alors que l’avion décolle. Heureusement, je ne découvrirai que plus tard les messages d’insultes et de haine diffusés sur moi sur le web par les extrémistes de la Ligue de défense juive, qui n’hésitent pas à indiquer le nom et l’adresse de mon employeur et à piquer sur la toile la photo d’une jeune fille voilée faisant croire qu’il s’agit de moi, qui suis pourtant non croyante. Arrivée à Lyon-Saint-Exupéry, je termine le voyage au poste de police, pour une « formalité ». L’exaspération est à son comble, il est une heure du matin, et je ne comprends toujours pas ce que l’on me reproche.

Mon passeport porte désormais le tampon « Ben Gourion airport entry denied » qui risque de me causer des soucis lors de mes prochains voyages. Les portes de la Palestine semblent à jamais fermées pour moi, Israël contrôlant toutes les frontières de ce territoire qu’elle occupe, y compris côté jordanien. Mais je peux encore voyager dans le reste du monde. Contrairement aux Palestiniens, qui, à quelques rares exceptions près, sont enfermés sur une bande de terre qu’on ne leur reconnaît même pas.
Quelques heures après mon arrivée, la radio annonce une double explosion à l’aéroport de Bruxelles. Le lendemain, un article du Monde vante l’exemple israélien : « L’aéroport Ben-Gourion de Tel Aviv est réputé le plus sécurisé au monde (…). C’est ce savoir-faire qui intéresse désormais les capitales européennes ». Nos libertés ont du souci à se faire. Leurs privations, et le lot d’injustices qui en découlent, semblent être la seule réponse au terrorisme envisagée par nos gouvernements. Je suis une journaliste, une citoyenne aussi, mais certainement pas une terroriste. Israël n’a pas fait la distinction.