Leïla Shahshahani

journaliste indépendante

REPORTAGES 

 
TIMOR LESTE : MON VOYAGE AVEC LE PRÉSIDENT

20 août 2003. Assise dans l'hélicoptère aux côtés du Président de la toute nouvelle république du Timor oriental, le charismatique Xanana Gusmão, j'étouffe un rire nerveux. Il y a quelques jours, je situais tout juste cette petite île sur un atlas. Quant à l'histoire du Timor, à part quelques bribes glanées dans la presse évoquant des massacres, des milices armées par l'Indonésie et un référendum pour l'indépendance… voilà tout ce que je savais. Me retrouver du jour au lendemain « parachutée » dans l'hélicoptère présidentiel, au cœur de l'histoire en marche, avait quelque chose de cocasse…

Tout a commencé par une histoire de vacances en Australie ; une envie de pèlerinage dans ce pays où j'ai fini mes études et vécu trois ans. Une envie aussi de surfer les vagues, d'observer les bonds des kangourous et de quitter momentanément les montagnes de mon quotidien qui m'avaient causé quelques frayeurs ces derniers temps. Sauf que les choses ne vont pas toujours comme on les imagine. Après deux semaines de « retrouvailles » avec Sydney, je voulais voir plus loin. J'ai tout tenté : partir travailler dans un ranch au milieu du désert, rejoindre l'équipage d'un voilier en partance vers le Nord, monter dans un camion à destination inconnue. Rien n'a marché. Un à un, mes plans sont tombés à l'eau ; mon moral aussi. L'envie était coupée. Vagabonder d'auberges de jeunesse en « safaris » pour jeunes routards en mal d'aventure, pas le goût. Rentrer plus tôt en France, pas question. Changement de cap.

15 AOUT 2003

Le coucou de la compagnie australienne Airnorth va bientôt atterrir à l'aéroport de Dili, capitale du Timor oriental. Je ne suis encore qu'à une heure et demi de vol de Darwin, principale ville de l'Australie du Nord. Mais déjà dans un autre monde ; dans quelques minutes, je débarquerai dans le pays le plus pauvre d'Asie. C'est là que se trouve Martine, ma meilleure amie, que je n'ai pas revu depuis deux ans. Voilà quatre mois qu'elle se démène là-bas pour vivre de son métier de photographe indépendante. Je suis excitée comme une puce à l'idée de la revoir. Dix jours ensemble !

Dans la précipitation du départ, j'ai pu faire à Sydney les quelques vaccins indispensables (fièvre jaune et typhoïde) et commencer mon traitement anti-paludéen, mais impossible de « peaufiner » mon éducation sur ce nouveau pays ; je n'ai eu que le temps de visionner une cassette vidéo, Le Diplomate, qui retrace l'histoire récente du Timor au travers la vie de Jose Ramos Horta : Prix Nobel de la Paix en 1996, ce Timorais a milité sans relâche pendant des années auprès de la communauté internationale, prônant l'indépendance de son pays, occupé depuis 30 ans par l'Indonésie. Une indépendance finalement votée par référendum le 30 août 1999 et « arrachée » à l'occupant au prix de nombreux massacres. Le plus drôle, c'est que je vais sans doute rencontrer cet homme, puisqu'il est aussi un ami de Martine ! D'ici là, j'ai plutôt intérêt à savoir comment on épelle « Timor » !

Pour le reste, y'a plus qu'à voir sur place, briefée par Martine. À peine trois ans depuis les massacres, c'est si proche, les plaies seront-elles visibles ? Du hublot de l'avion, j'aperçois des collines pelées, la côte, les maisons de Dili et le Cristo Rei, cette immense statue du Christ nichée sur un promontoire au-dessus de la mer à la sortie de Dili. 90% de la population du Timor est catholique… quatre siècles de colonisation portugaise, voilà qui explique.

SUR LA TERRE FERME…

La perspective a bien changé. À la sortie de l'aéroport Comoro, une rangée de 4x4 portant le sigle « UN » attend les quelques arrivants. Le Timor n'est pas une destination touristique, et la quinzaine de passagers de mon avion est principalement composée de personnel d'ONG, des Nations Unies, civils ou militaires, ou tout simplement de diplomates et autres hommes politiques. Je suis sans aucun doute la seule « touriste » à bord. Ah ! les retrouvailles avec Martine et ses habituels bons plans ! Une 4x4 des UN nous attend, conduite par Manuel, un Français en poste ici. C'est partiiiiiiiii !
Le 15 août est aussi un jour férié au Timor, et nous sommes vendredi, début d'un long week-end. Excellente nouvelle car tout est déjà prévu : à peine le temps de déposer les affaires et de refaire un petit sac et nous voilà en route pour l'autre bout de l'île, à l'extrémité orientale du Timor, direction Jako Island. Idéal pour se faire un premier aperçu du territoire. La route est un peu chaotique, puis franchement défoncée, et des trombes d'eau s'abattent dans l'après-midi, justifiant encore un peu plus l'usage du 4x4.
Et enfin, nous y voilà, terminus Tutuala beach : posée sur le sable, j'écris ces quelques lignes, avec l'odeur du poisson fraîchement sorti de l'eau qui grille derrière moi. Les seuls autres « touristes » du coin sont des étrangers qui travaillent au Timor. Les pêcheurs sont des locaux qui profitent de ce long week-end pour vendre quelques poissons. Notre tente est noire, sans double toit, exactement semblable à toutes les autres tentes plantées sur la plage : c'est le modèle unique des Nations Unies ! Décidément, tout ici est estampillé « UN ».

18 AOUT

Je reste éblouie par la vision de ce week-end, d'une nature absolument épargnée par le tourisme et la présence humaine. C'est à peu près comme ça que je dessinerais le paradis si j'y croyais. Mais combien de temps avant les marteaux-piqueurs ? Des rumeurs circulent sur la construction d'un casino sur Jako Island, sur la pression exercée par certains promoteurs étrangers. L'ouverture progressive du pays aux touristes va changer la physionomie des lieux. Pourvu que le Timor ne devienne pas un autre Bali !

Retour à la capitale. Pas de logement fixe au programme, mais plutôt des squats de-ci de-là chez des amis de Martine. Avec son revenu en lance-pierre, impossible de se payer un pied-à-terre pour le moment. Mais quelle aubaine, c'est l'occasion de rencontrer du monde : Jean-Luc, un ancien militaire aujourd'hui en charge de la sécurité aérienne sur l'île pour le compte des UN ; Sophie, qui travaille pour Avocats Sans Frontières ; Martine (une autre), épouse d'un garde du corps. Il y a ici un impressionnant cocktail de personnes et de tranches de vies. Martine, fidèle à elle-même, connaît déjà les trois quarts de la population expat' de Dili, impossible de faire trois pas sans tomber sur une connaissance ! Mais le plus fou de l'histoire, ce sont mes retrouvailles avec Niny, une Australienne d'origine timoraise que j'ai connue pendant mes années à la fac de Sydney. Aujourd'hui, elle vit entre Darwin et Dili et travaille pour la « Timor sea designated authority » : elle est au cœur des négociations sur le partage du pétrole qui gît entre les côtes timoraises et australiennes. Sans le pétrole, le Timor n'est rien, économiquement, et donc politiquement ; mais l'Australie a la main forte. Aucune inquiétude pour Niny, la voilà bien lancée dans la vie ! A côté, j'ai tout l'air d'une vagabonde…

19 AOUT

Ça y est, c'est confirmé ! Martine vient de recevoir un appel du palais présidentiel : nous avons une place demain pour embarquer dans l'hélicoptère aux côtés d'EL PRESIDENTE, Mister Xanana Gusmão lui-même. Enfin plutôt aux côtés de la clique médiatique autorisée à le suivre pour les célébrations du 28ème anniversaire du mouvement de la résistance timoraise, quelque part dans la campagne à 35 minutes de vol à l'est ; à Waimori exactement, haut lieu de la résistance timoraise. Là faut que je me pince : va-t-on vraiment jouer les grands reporters demain, elle dans le rôle du photographe, moi dans celui du journaliste ? Dire que j'ai failli laisser ma carte de presse en Australie, j'ai été bien inspirée de la glisser au dernier moment dans mon sac à dos… Dire aussi que j'étais venue pour des vacances. C'est bien ce que je disais : les touristes au Timor, ça n'existe pas ! Au boulot.

20 AOUT

C'est le grand jour, et notre taxi n'est pas à l'heure. Il est tôt et les voitures ne courent pas les rues. Sueurs froides… Les minutes défilent, et l'idée de rater l'hélico se concrétise. Par chance, un autre taxi passe par là et on se jette littéralement dessus.

8h30, BASE HELIPORT DE DILI

Les quelques représentants de la presse sont déjà là, dont la correspondante du quotidien australien Sydney Morning Herald. Pas l'air commode celle-là… Avec mon modeste curriculum de journaliste spécialisée « montagne », je reste dans mes petits souliers. Martine et moi nous présentons au comptoir d'embarquement pour signaler notre présence. L'employée prend sa liste et cherche nos noms. Ses yeux s'écarquillent. « Il y a un problème, nous n'avez plus de place à bord, car deux personnes ont eu priorité sur vous ». BADABOUM ! Mon rêve s'envole, c'était donc trop beau pour être vrai ? S'ensuit un quart d'heure de parlementations pour essayer de récupérer l'affaire. Et puis soudain, saisissant une seconde liste, l'employée s'excuse : nous sommes toujours inscrites, mais dans l'autre hélicoptère, pas celui de la presse, celui… du Président et de ses invités !
Toute la crème politique arrive au compte-goutte : le n°1 des Nations Unies au Timor, Sharma Kamalesh, le n°2 Hasegawa, l'ambassadeur des Etats Unis, de Chine ou du Brésil, la femme du Président et sa mère, toutes deux australiennes, et tous les diplomates importants en poste à Dili. C'est l'ambassadeur américain qui nous tchatche le premier, plutôt décontract le bonhomme. Mais ce matin, l'heure est au recueillement sur la piste de l'héliport. Xanana Gusmão prend la parole devant les journalistes et les diplomates : il rend hommage au Brésilien Sergio Vieira de Mello, tué la veille dans l'attentat contre le siège des Nations Unies à Bagdad. Ce diplomate de l'ONU, auréolé d'une excellente réputation, a dirigé l'administration transitoire du Timor oriental de 1999 à 2002. Beaucoup ici le connaissaient personnellement et l'émotion est forte. Une minute de silence est observée.

On nous fait signe d'avancer vers l'hélicoptère. Ça y est, cette fois c'est parti. La bête est impressionnante et contient une vingtaine de passagers. Nous montons à bord et prenons place de chaque côté de l'appareil. L'ambassadeur des Etats Unis se retrouve à côté de moi. À ma gauche se tient un autre diplomate d'une certaine corpulence. Martine se retrouve en face de moi, du côté du Président et de sa famille : erreur fatale ! Chaque coup d'œil croisé risque de déclencher un incontrôlable fou rire. Pour le coup, ça ferait vraiment amateur. Les pales de l'hélicoptère commencent leur rotation et le pilote russe du vol MI8 nous donne les consignes de sécurité. Le temps que je regarde par le hublot, on est déjà loin du sol et je me perds dans mes pensées ; j'ai vraiment du mal à croire que je suis là.

La suite est chargée d'émotions. Notre hélicoptère atterri en pleine campagne et nous sommes dirigés vers un convoi de 4x4 qui nous conduit sur les lieux de la cérémonie. C'est le grand show qui commence, des milliers de Timorais civils et militaires sont là. Les veuves des résistants sont rassemblées devant des centaines de petits paquets contenant des effets personnels des hommes disparus. Des coups de feu sont tirés en l'air. Une douloureuse lamentation s'élève dans les rangs : les veuves pleurent, et chantent. Je ne me sens pas à ma place, étrangère à toute cette souffrance, gâtée par la vie. Le Président entame un long discours sous le soleil torride de l'après-midi ; mais le micro ne marche pas et l'assemblée ne retiendra que quelques bribes de sa longue intervention. Martine court dans tous les sens, mitraillant les militaires et le bain de foule du Président.

Cette journée m'a achevée. Mais ce n'est que le début du voyage et des émotions pour Martine et moi. Nous venons d'obtenir l'autorisation de poursuivre nos pérégrinations aux côtés du Président pour les trois prochains jours, dans les districts du Timor. Double youpi tralala, c'est le jackpot ! Embarquement immédiat dans l'hélico présidentiel. Je retrouve ma place à bord et me sens plus à l'aise que ce matin ; finalement on prend vite ses marques. Une brève escale à Dili pour déposer le gros de la troupe diplomatique et nous reprenons les airs, direction Suai, au Sud. Cette fois nous entrons dans l'intimité du Président. Seuls deux journalistes locaux nous accompagnent et quelques proches du Président, dont ses gardes du corps. Quel accueil pour notre arrivée à Suai ! Le Président et sa suite est entouré d'un cortège de danses traditionnelles. Les villageoises lui remettent le tais, l'étoffe locale, en signe de respect.

Nous voilà parties pour vivre trois jours au rythme du Président, de ses rencontres avec les populations, de ses dîners et de ses rares heures de sommeil… Ses deux assistantes personnelles, Elisabeth et Anerita, nous prennent sous leur aile et nous explique le déroulement des opérations, quand elles-même le savent. Nous passons notre première nuit dans un container aménagé avec deux lits, contigu à celui du Président (le container, pas le lit !) Et pour la salle de bain ? Euh… on la partage avec le Président !

 

21 AOUT, A L'AUBE

On est pas là pour rigoler. Mister Xanana a une grosse journée devant lui et la grasse matinée n'est pas à l'ordre du jour. Réveil à 5h30. Il s'agit de prendre notre douche avant que le Président se lève pour faire sa toilette. C'est autrement plus stressant que de se dépêcher pour laisser la place à sa coloc'. Et surtout, O surtout, ne pas laisser de cheveux traîner dans la douche ou autre petit gadget féminin ! Non mais sans blague, imaginez Chirac partager sa salle de bains avec deux jeunes routardes de journalistes, complètement inconnues au bataillon !? Petit dej' express sur le palier de nos containers et… « hit the road, Jack » !

Xanana Gusmão est ici pour honorer sa promesse électorale. Élu premier Président du Timor en avril 2002, il s'est engagé à se rendre dans les districts à la rencontre des populations ; il a promis de leur parler et surtout de les écouter. Aujourd'hui deux villages au programme, dont celui de Camenassa, histoire de se familiariser avec le protocole routinier : les danses traditionnelles autour du Président et l'offrande du tais ; l'installation de la suite présidentielle sous les marabouts rafistolés ; le long discours improvisé du Président expliquant le sens et les bienfaits de l'indépendance et de la démocratie ; les interventions des locaux et des leaders traditionnels, et les requêtes des villageois. Et enfin le repas d'honneur. Tout ça demande un minimum de quatre heure par village ! C'est long, surtout sous le soleil de l'après-midi, mais le temps passe vite : Xanana est un bel homme, excellent orateur, expressif et provocateur, il mime ce qu'il dit et prend à partie la foule. L'assemblée rit, tend l'oreille et participe. Xanana est un homme populaire, un ancien chef de la résistance qui a passé sept ans de sa vie dans une prison de Jakarta. Il s'exprime dans le dialecte local. Pour autant qu'ils le respectent, les villageois lui témoignent leur colère, leurs conditions de vie difficiles et attendent tout de leur Président, trop, même de résoudre les petites disputes de voisinage. Il promet de se faire le messager auprès du gouvernement. J'écoute attentivement la traduction d'Elisabeth et prends des notes, pendant que Martine shoote l'assemblée sous toutes ses coutures. Que tout ça est passionnant.

À chaque fois, le spectacle est surprenant de spontanéité ; c'est une véritable pièce de théâtre orchestrée par le Président de la République, qui a même invité dans sa tournée des opposants politiques ; façon de montrer à une population habituée à la résistance clandestine que l'opposition existe aussi dans une démocratie, et qu'elle s'exprime en toute légalité. Bizarrement, l'assemblée applaudit successivement le discours du Président et celui de ses opposants. Comme si, au final, ce qui compte n'est pas tant le contenu du discours que la performance « live » sur scène.
Décidément ce Président est inépuisable ! La nuit tombe et je grille mes dernières cartouches d'énergie, suivie de près par Martine, les deux assistantes du Président et une partie du public qui regagne ses pénates. Pourtant Xanana ne faiblit pas et nous n'avons d'autre choix que de suivre son emploi du temps, de village en village, jusqu'au bout de la nuit s'il le souhaite ! Un peu en retrait, je tape la causette avec les gardes du corps, plutôt décontracts', un brin dragueurs. Mais le plus dur dans tout ça, c'est que je me sens archi dégueulasse, les vêtements collés à la peau par la chaleur et l'humidité ; je donnerai tout pour une douche !

22 AOUT

Pas beaucoup dormi cette nuit… Perturbées par quelques sérieux cafards dans le container et le « cri » aigu des geckos. Mais qu'importe, aujourd'hui est un grand jour pour le Timor et nous garderons les yeux grand ouverts. Nous allons assister à une « réconciliation » officielle : d'un côté des villageois timorais rescapés des massacres après le référendum de 1999 ; de l'autre, d'anciens miliciens timorais armés par l'Indonésie, organisateurs de ces mêmes massacres, et exilés dans la partie occidentale du Timor restée indonésienne. Ça promet !
Je suis perplexe, et curieuse : comment peut-on prétendre réconcilier ces gens à peine quelques années après les massacres ? Ça ne peut être qu'un leurre, ou alors quelque chose m'échappe… Cela dit, on a déjà beaucoup parlé de réconciliation à propos du Rwanda, alors pourquoi pas aussi au Timor ? Faut voir…

Direction l'Ouest, au poste frontière avec l'Indonésie. Effervescence garantie : les médias internationaux sont de retour, transportés par hélicoptère depuis Dili ; le contingent des casques bleus est déployé en masse ; les officiels indonésiens sont attendus sur le sol de Timor Leste ; un immense marabout accueille les villageois arrivés en grand nombre. C'est sous cette tente que seront amenés les anciens miliciens, dont la plupart sont sous mandat d'arrêt. Mais pour l'occasion, le Président Gusmão a demandé une amnistie d'un jour, afin de rendre possible la rencontre.

Les préparatifs matinaux durent de longues heures, nous laissant le temps de faire le tour des lieux et de bavarder avec les casques bleus, venus en grande partie du continent asiatique. Pour rajouter à la tension ambiante, un serpent vert, joli mais mortel, fait son apparition sous le marabout. Panique à bord, et la bête est tuée par un courageux. Tout est en place, chacun à son poste. Côté indonésien, on est sceptique et les hommes ne se décident pas à franchir le poste frontière. Pour les convaincre de sa bonne foi, Xanana Gusmão se rend lui-même côté indonésien, suivi de tout le tralala des photographes et caméramen, parmi lesquels je me suis glissée. C'est la course à l'image et la cohue absolue. Finalement, les ex-miliciens, à la queue-leuleu derrière le Président, pénètrent le territoire timorais. Leurs visages sont crispés car le plus dur reste à faire : le face à face des bourreaux avec leurs victimes, parfois issus d'une même famille. Le Président fait les « présentations », sur un ton enjoué et blagueur. Mais comment peut-il rester si naturellement détendu dans un moment pareil ? Il conclut et s'éclipse, laissant seuls les acteurs de la réconciliation sur « scène ». Les villageois jusque-là assis par terre se lèvent et les anciens miliciens avancent dans leur direction.

Les observateurs, dont je suis, retiennent leur souffle. Je me fais la réflexion qu'après tout, cette histoire pourrait mal tourner… En moins de trois secondes, on ne distingue plus un clan de l'autre, la foule s'est unifiée. Des groupes se forment, c'est l'heure des retrouvailles, des larmes, des sourires, des récits… Abasourdie, je reste plantée là. Aux Occidentaux présents, la situation est incompréhensible. S'agit-il de réconciliation sincère ? Peut-on pardonner si vite ? Ou bien s'agit-il d'une rencontre un peu superficielle pour sauver les apparences ? Pour tenter d'apaiser les esprits ? Un peu de tout ça ? Nous n'aurons pas le fin mot de l'histoire, si même il existe.

Pour finir la journée, comme si on en avait pas eu assez, nous reprenons la route, avec notre convoi de 4x4, en direction du village de Lour, au Nord-Est. Quelques bonnes heures de transport chaotique au fin fond de la « pampa » et puis c'est reparti pour quatre heures de rencontre présidentielle avec les villageois !

LA NUIT AU VILLAGE DE LOUR

La rencontre vire à la fête nocturne et cette fois je rends mon tablier. J'irai me coucher avant le Président s'il le faut, et qui m'aime me suive. Le « hic », c'est qu'il n'y a pas de logement prévu dans le village et on envisage de nous faire dormir dans les véhicules, sans traitement d'exception pour le Président. Après moults tergiversations auxquelles nous ne prenons part, on nous dégotte finalement une petite pièce dans un bâtiment sur la place du village, avec… une paillasse de deux places, pour quatre personnes, Martine, les deux assistantes du Président et moi !

Tout le monde est épuisé ce soir dans la troupe présidentielle et Xanana Gusmão abandonne lui aussi la fête donnée en son honneur pour dormir un peu. Sa « chambre » qui n'est autre qu'une petite pièce entra quatre murs, touche la nôtre. Pourvu qu'il ne ronfle pas. Une petite pièce voisine, sans éclairage, avec un sceau d'eau et un trou dans le sol, fait office de toilettes et de salle de bain ; que nous partageons bien sûr avec le Président.

Ça devient une habitude ! L'intimité touche à son comble lorsque, en route pour les toilettes, Xanana Gusmão me demande de lui prêter ma lampe frontale pour voir où il pose les pieds… Pas facile de se changer en toute sérénité derrière un rideau trop petit avec le Président juste derrière. Quelle rigolade sur le lit en brochette avec Martine, Elisabeth, et Anerita. ; J'éclate de rire devant le cocasse de la situation, et ma voix pas franchement discrète résonne dans le minuscule bâtiment. Le rappel à l'ordre est immédiat : le garde du corps nous demande de faire le silence, car le Président aimerait bien dormir !!!!! Le fou rire qui suit est incontrôlable.

23 AOUT

C'est notre dernier jour en compagnie du Président et de sa suite. Le temps d'une dernière visite matinale au village de Lepo, dans les montagnes, et le convoi présidentiel reprend la route de la capitale. Beaucoup trop vite à mon goût. À peine sur le goudron, les 4x4 accélèrent et se stabilisent à une vitesse indécente : y'a trop de poulets et autres impondérables sur ces routes pour rouler à cette allure ! Le protocole veut aussi qu'en convoi présidentiel, aucune voiture ne s'arrête sauf si celle du Président le décide : donc si le Président n'a pas besoin d'une pause pipi, eh bien il n'y a de pause pipi pour personne ! Je garde mes petites réflexions pour moi, je serre les fesses, et j'évite de boire… Quant à mon interview avec le Président, ce sera pour une autre fois : le seul matin où il pouvait m'accorder quelques minutes, il s'est levé avec une extinction de voix !

Ce soir-là, à Dili, je sirote une tisane avec Martine sous les étoiles et je me sens un peu nostalgique. Un peu comme lorsque, petite, je rentrais de colonie de vacances. Pendant quatre jours et trois nuits, nous avons vécu au rythme du Président et de son entourage, plongées au cœur de l'histoire en marche. Tout simplement. Il y a une heure, notre petite aventure s'est terminée.

25 AOUT

Mes derniers jours défilent et je quitterai bientôt ce pays et ces gens que je découvre à peine. Dommage, mais de toute façon, y'a plus de sous dans la cagnotte ; ici on paie en dollars la moindre bouteille d'eau ! En marchant dans la ville, je constate les dégâts des milices de 1999 : tout est détruit, brûlé ; le palais présidentiel aussi, rebaptisé Palais des cendres. Nous sommes invitées avec Martine à déjeuner dans la maison de Jose Ramos Horta, Monsieur Prix Nobel de la paix. Assise à table sous la véranda de cette magnifique maison traditionnelle, j'ai tout un tas de questions à poser à cet homme à l'histoire fascinante. Mais le jour n'est pas bien choisi ; Horta n'est pas dans son assiette, toujours sous le choc de la mort de son ami VieiraDe Mello.

26 AOUT

Déjà l'heure de quitter Martine, jusqu'à une prochaine fois, quelquepart. Dans l'avion qui me ramène à Darwin, j'accuse le coup : l'intensité de ces derniers jours m'a lessivée, et rassasiée. Je me sens prête à rentrer en France, la gnâke au ventre ; j'en aurai besoin car je viens d'apprendre mon licenciement économique dès mon retour ! Mais là franchement, mes pensées sont ailleurs : Comment le Timor oriental surmontera-t-il toutes ces difficultés, ces incertitudes ? Les nouvelles institutions seront-t-elles suffisamment consolidées quand le gros des troupes des Nations Unies se retirera du pays en juin 2004 ? Le Timor aura-t-il sa part du pétrole ? Martine sera-t-elle toujours là-bas pour voir la suite ? Entendra-t-on un jour parler du Timor oriental dans les médias français ?

Sur le siège voisin du mien, M. Jose Teixeira, secrétaire d'état timorais au tourisme, est optimiste. Il réfléchit déjà au développement d'un tourisme « durable » pour son pays (la belle illusion ?). J'aurais au moins une interview, aussi improvisée que ce voyage…

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