Leïla Shahshahani

journaliste indépendante

REPORTAGES 

 
LA GRANDE EPOPEE DU SKI DE RANDONNEE

Texte : Leïla Shahshahani

Version intégrale d'un Article paru dans : Alpinisme et Randonnée, Spécial 25 ans (n°250, janvier/février 2004)


L'histoire du ski de randonnée n'existe pas. Ou plutôt elle n'existe pas dans les livres. Car en réalité, l'homme skie depuis 4000 ans. Mais le mot « ski » a pris au siècle dernier un nouveau tournant ; il parle de descente, de slalom, de jeux olympiques, de stations et de remontées mécaniques. Et ainsi vont les « Histoires » du ski. Qu'est donc devenu le ski de randonnée, pourtant descendant le plus direct du ski des origines ? Retour sur l'histoire d'une pratique… (1)

LES ORIGINES

La trace des premiers skis remonte à 4000 ans environ. Ils sont chaussés quelque part entre la Scandinavie et la Sibérie ; c'est dans l'île de Rodoy, en Norvège, que sont retrouvées les plus anciennes gravures rupestres attestant son utilisation.

En inventant ce moyen de se déplacer sur la neige, l'homme peut enfin poursuivre son gibier pendant les longs mois d'hiver. Ou son ennemi. « Armé » de soldats à skis, Gustav Vasa, futur roi de Suède, organise en 1522 le soulèvement de son pays qu'il libère de l'envahisseur Danois. A son tour, la Norvège crée, au 17ème siècle, un corps spécial de skieurs militaires.
Dans nos contrées - et à l'exception de la Slovénie où les habitants de la région de Bloke découvrent l'usage du ski au 17ème siècle - il faut attendre la fin du 19ème siècle pour que l'idée mûrisse. Sans doute grâce au retentissement mondial de la traversée à skis du Groënland par l'explorateur Norvégien Fridtjof Nansen, en 1888. L'efficacité du ski n'est plus à démontrer. L'homme ne se contente pas de glisser, il remonte aussi les pentes : les récits font état de semelles recouvertes de peaux de rennes, de phoques ou d'élan.
Les débuts du ski en France sont un peu chaotiques : en 1878, le Grenoblois Henri Duhamel, membre fondateur du Club alpin français, ramène de son passage à l'exposition universelle de Paris, sa première paire de skis. Mais sans mode d'emploi, il ne parvient pas à résoudre des questions aussi fondamentales que : comment fixer les pieds aux skis, comment ne pas glisser en arrière à la montée. Le ski prend bientôt en Europe sa fonction de moyen de transport. A Chamonix, dès 1896, le Dr Payot peut se rendre chez des patients jusqu'alors isolés par la neige.


L'ENDURANCE DES MILITAIRES

Le développement du ski en Europe doit beaucoup à la lucidité de quelques figures militaires qui entrevoient le potentiel de ce nouvel instrument. En 1896-97, le lieutenant Widmann du 28ème Bataillon de chasseurs alpins (BCA) de Barcelonnette rédige un rapport sur les mérites du ski comme moyen de transport militaire. Il sait de quoi il parle, lui qui vient d'effectuer à ski l'aller-retour Embrun-mont Guillaume en moins de six heures.

Pourtant la hiérarchie ne l'entend pas ; pas plus qu'elle n'entend les premières recommandations du Capitaine Clerc du 159ème Régiment d'infanterie alpine (RIA) de Briançon, qui équipe certains de ses soldats de skis importés de Norvège à ses propres frais. En 1902, il démontre, par une série de tests, la supériorité du ski sur la raquette. La première « école normale de ski » ouvre ses portes à Briançon en 1905, sous le commandement du capitaine Bernard. Son successeur, le capitaine Rivas se veut le « Propagandiste du ski » : « Soyez les apôtres du ski dans vos villages ; montrez à vos amis quel parti vous êtes capable de tirer de ce moyen de locomotion ; formez des élèves ; répandez autour de vous les procédés de fabrication… et vous serez utiles à vos concitoyens et au pays ». En 1907, le Club alpin français et le 159ème RIA organisent à Montgenèvre le premier concours international de ski : la foule est là. Le déclenchement de la première guerre mondiale interrompt un moment l'enthousiasme des troupes alpines pour la performance à ski.


L'EXPLORATION A SKIS DES MASSIFS

Du côté des civils, le ski devient pour certains le moyen de locomotion par excellence du voyage sur les cimes : en 1897, le géologue Allemand Wilhelm Paulcke et quatre de ses compagnons effectuent la première traversée à ski de l'Oberland. Six ans plus tard, le fameux Chamonix-Zermatt est « inauguré » par le Docteur Payot, les guides Joseph Ravanel et Alfred Simon. Déjà les registres font état du premier accident de ski par avalanche le 2 janvier 1899 au col du Susten.

Dans les années 20, la traversée de massifs à ski est en vogue auprès d'une petite frange d'initiés et les réalisations se succèdent, du Caucase à la Colombie britannique. Deux ouvrages font déjà référence : Alpine ski-ing at all heights and seasons, de l'Anglais Arnold Lunn, paru en 1921, et Alpinisme hivernal, le skieur dans les Alpes de Marcel Kurz, paru en 1925. En France, « l'hiver 1925-1926 est particulièrement faste, puisqu'il voit la conquête d'une bonne douzaine au moins de sommets du haut Dauphiné, et Armand-Delille sur le plus haut d'entre eux : les Ecrins » (2). Certains chefs de file du ski de montagne sont aussi membres du Groupe de haute montagne (GHM), fondé en 1919 qui vise à regrouper l'« élite » des alpinistes français. Le ski de randonnée devient le « ski de printemps » par excellence : il fait moins froid, les jours sont plus longs, la neige plus régulière et les glaciers mieux bouchés. 1933 est un grand cru pour le ski de montagne avec la traversée intégrale des Alpes par Léon Zwingelstein (voir encadré).


SKI MECANIQUE ET SKI DE RANDONNEE

L'entre-deux guerres marque l'avènement du ski de… descente. Aux premiers Jeux olympiques d'hiver (Chamonix, en 1924), les épreuves phares sont le fond, et le saut. L'épreuve de « patrouille militaire » sur 30 km, simple démonstration, reste la seule réminiscence du ski des origines où l'homme monte par ses propres moyens la pente qu'il descend ensuite. On cherche les moyens d'éviter la pénible montée et l'on invente les remontées mécaniques.

L'inauguration du téléphérique de Rochebrune à Megève en 1933, et surtout celle, un an plus tard à Davos du premier téléski, marquent la rupture définitive entre un ski désormais mécanisé et bizarrement baptisé « alpin » et l'autre, le ski de randonnée. Quant au ski « utilitaire », arrivé si tardivement dans les Alpes, il ne s'éternise pas. Déjà on lui préfère ses vertus ludiques et sportives et il n'y a bientôt plus guère que les militaires pour transpirer à la montée. L'épreuve de patrouille militaire présentée à Chamonix est reconduite aux Jeux de Garmisch-Partenkirchen en 1936 puis de Saint-Moritz en 1948. Elle sera ensuite remplacée par le biathlon. Seules les compétitions organisées au sein même des unités alpines, tel le Brevet de skieur militaire des chasseurs alpins, continuent dans cette lignée ; de même, la Patrouille des Glaciers, créée en Suisse en 1943, est une « affaire » strictement militaire.

« Des milliers d'années durant, il (le ski) ne fut qu'un engin de chasse, de locomotion et de guerre des peuples nordiques. Ce n'est toutefois qu'avec notre siècle que d'utilitaire, le ski est devenu une source de joie, un sport dont les pratiquants se comptèrent bientôt par millions » (3)

Et si on posait la question à l'envers ? N'est-il pas surprenant que les peuples alpins n'aient découvert si tard ce formidable moyen de locomotion que pour mieux le détourner ?
En marge du développement des stations et de l'engouement du public pour le ski mécanique, une petite minorité résiste. Au sortir de la seconde guerre mondiale et tout au long des années 50-60, la descendance de la « traversée à ski » est assurée par des personnages comme Jacques Rouillard ou le couple Traynard, hauts représentants du ski « sans mécanique » (4) et notamment du raid à ski. Il s'agit bien là d'un ski ludique, mais celui-ci est contemplatif et reste avant tout une affaire de montagne et d'exploration. Jacques Rouillard parle d'une « discipline assez ignorée par la foule de skieurs qui, chaque année, astiquent consciencieusement les pistes en essayant d'arriver au but de leur vie : les différentes couleurs du 'chamois' ». On retrouve ce même dédain pour le skieur de piste dans les propos des Traynard. Réaction à vif face à la mécanisation de plus en plus intensive de la montagne ?


LA PERFORMANCE ET L'EFFORT

Une nouvelle génération de skieurs de montagne est sur le point de bouleverser l'image « contemplative » du ski de randonnée. Déjà, le 10 juin 1935, les Autrichiens Krügler, Schindelmeister et Schlager ouvrent la voie en descendant la face Nord du Fuscherkarkopf, haute de 450 m et inclinée en moyenne de 45°. En 1941, les Français Emile Allais et André Tournier se prennent aussi au jeu et skient le glacier du Milieu à l'aiguille d'Argentière.

A la fin des années 60, la recherche de la difficulté devient un objectif avec l'avènement du ski de pente raide. « Quand on descend un couloir à ski… il n'y a vraiment qu'un moyen de s'en sortir : c'est de ne pas tomber ! (Sylvain Saudan). Signe des temps : le skieur de pente raide a souvent fait ses classes sur des pistes de ski où il apprend la maîtrise du virage.

Les années 70 marquent l'âge d'or du ski « extrême » ; non tant par le nombre de ses adeptes que par son retentissement médiatique. Les exploits des skieurs « extrêmes » sur tout l'arc alpin font la chronique des journaux et mobilisent l'attention du public. De Sylvain Saudan à l'aiguille de Blaitière (1967) à Patrick Vallençant dans le couloir Gravelotte en face Nord de la Meije (1975), le palmarès s'étoffe et l'on atteint le cap des 55°. La mort du sud-tyrolien Heini Holzer dans la face nord du Piz Roseg (Grisons) en 1977 ne freine pas la cadence des réalisations ; la même année, Daniel Chauchefoin descend la face nord des Courtes. Ces performances apportent une nouvelle dimension à une discipline jusque-là essentiellement « contemplative ». Peut-être aussi un nouveau souffle.

A cette surenchère se greffe un débat sur l'éthique : certains, comme Cachat-Rosset ou Saudan, n'hésitent pas à se faire assister d'un hélicoptère ; d'autres, comme Vallençant et Baud s'inscrivent dans la lignée directe d'Heini Holzer qui déclarait : « Je ne peux retenir comme sportivement valable le fait de se faire déposer au sommet par hélicoptère ». Trente ans plus tard, à l'heure du « freeride » et des déposes de skieurs et autres « glisseurs » sur tous les sommets du monde, le débat reste d'actualité.

Les années 80 vont à nouveau chambouler l'image « tranquille » du ski de randonnée avec la renaissance de la compétition de ski de montagne, jusque-là cantonnée aux événements militaires et à quelques manifestations organisées entre clubs alpins (5). Après 35 ans d'absence, la Patrouille des Glaciers de 1984 s'ouvre aux civils. La même année, la Grande Trace dans le Bochaine ouvre le bal de la compétition en France, suivie un an plus tard de la Pierra Menta dans le Beaufortin. C'est le début d'une longue série de courses populaires.

Nous sommes dans les années de la « glisse » (6) et du « fun », et les compétitions de ski-alpinisme sont le lieu d'expression d'un nouveau code vestimentaire haut en couleurs… et ultra moulant. Les médias sont là pour filmer la montagne « sauvage » et le public se déplace en masse pour encourager les coureurs : on a pu voir jusqu'à 3000 personnes au sommet du Grand Mont, étape phare de la Pierra Menta. Du coup les sponsors s'affichent sur les tenues des coureurs. Devant le succès des premières courses, le nombre de compétitions augmente dans toute l'Europe. En 1991 le Comité international du ski-alpinisme de compétition (CISAC) est créé avec pour objectif d'harmoniser les règlements et le profil des courses, et de créer un circuit international. Le tout dans un cadre de haute-montagne non aménagée. La 1ère coupe d'Europe de ski-alpinisme a lieu l'année suivante. A côté des parcours « élites », les stations organisatrices proposent des circuits moins longs, moins difficiles, à l'attention d'un public plus large, ou plus jeune. La compétition devient conviviale et permet à certains de découvrir une nouvelle discipline


LE SKI DE RANDONNEE AUJOURD'HUI

L'époque est loin où Arnold Lunn trempait les skis de son ami dans un torrent pour créer une couche de glace permettant au ski d'accrocher un peu sur la neige. Hormis la « peau de phoque » autocollante (devenue peau de chèvre ou synthétique), le progrès le plus flagrant concerne l'allègement de la panoplie. « Quand je pense au fourbi qu'on trimballait au Pelvoux en 1974 (skis de géant de 2,10 m, doudounes énormes, cordes de 11, mousquetons en acier), eh bien à la face Nord-Est du Lenspitze en 1992 nous devions être au moins trois fois plus légers ». (7)

Il existe aujourd'hui un matériel spécifique, non plus seulement décliné à partir du matériel de ski de piste. Les divers « bidouillages » des compétiteurs, parfois repris par les fabricants, bénéficient à leur tour au skieur de randonnée lambda. L'allègement et la fiabilité du matériel encouragent un public plus large à la pratique du ski de randonnée. Vers le milieu des années 70, les Arvas, viennent compléter le volet sécurité.

La pratique aussi a évolué. Le raid à skis représente une déclinaison marginale de la rando, malgré l'allègement du matériel : « Je prédisais au raid un brillant avenir, nous y trouvions un tel plaisir. Je me suis complètement trompé », reconnaît Philippe Traynard aujourd'hui. Pierre Lombard, gardien de gîte à Larche sur la traversée Nice-Briançon, confirme : « En 25 ans, nous avons perdu 90% de notre clientèle sur ce raid. Les gens viennent chez nous pour des randonnées en « étoile » au départ du gîte, à la journée. Les raids à ski se font plutôt à l'étranger maintenant, au Maroc, en Grèce… ».

En contrepartie, on skie dès les premières neiges et certains réalisent le « grand schlem » en skiant les douze mois de l'année. L'expression « ski de printemps » est devenue obsolète et la règle de prudence des anciens est ignorée. La Fédération des Clubs alpins français (FCAF) revoit l'aménagement de certains refuges d'hiver (8), en y ajoutant par exemple un espace séchoir ; aussi, la période de gardiennage s'étend à certains week-ends ou vacances du printemps pour répondre à une demande croissante des skieurs, explique Patrick Dumas, directeur technique du patrimoine bâti.

Difficile de dire combien de personnes pratiquent aujourd'hui le ski de randonnée. A vue d'œil, la plupart des observateurs sont d'accords pour constater une popularisation de l'activité, pas explosive mais régulière. A la FCAF, on compte environ 20 000 pratiquants du ski de montagne, « mais le chiffre est en deçà de la réalité puisque de nombreux adhérents ne répondent pas à nos questionnaires et que tous les clubs ne nous les transmettent pas », estime M. Grandidier, responsable de la commission des sports de neige. Sans compter tous les pratiquants qui n'adhèrent pas à la FCAF… Pour se rapprocher de la vérité, il faut se tourner du côté des distributeurs. La société Salewa France évalue à 100 000 le nombre de pratiquants de l'activité en France : à raison de 13 000 paires de fixations vendues chaque année pour un renouvellement moyen de huit ans, c'est à peu près le chiffre qu'on obtient. « Le marché du ski de randonnée est en croissance régulière, sans doute à un chiffre. L'évolution constante mais lente s'explique par la difficulté de l'activité », explique Pierre-Jean Touchard, directeur de la société. Le marché du ski de randonnée concerne essentiellement les habitants vivant proche des massifs montagneux : Rhône-Alpes, PACA, Pyrénées et… Ile-de-France, pour l'exception.

Du ski utilitaire au ski contemplatif, du ski extrême au ski de compétition… le ski de montagne a-t-il perdu ses racines ? Fait-on aujourd'hui « de la montagne pour faire du ski et non plus du ski pour faire de la montagne », selon l'expression de Louis Volle, ancien président de la FCAF. Les pratiques changent tout en cohabitant ; mais le plaisir reste le même : le ski, à la montée comme à la descente, dans une montagne sauvage. Ce plaisir n'est plus réservé à une minorité et il arrive qu'on ne sache plus toujours où poser ses spatules sur certains sommets populaires. Les skieurs sont rejoints par de nombreux snowboarders et raquettistes : les premiers ont prouvé que tout ce qui pouvait être descendu à ski pouvait aussi l'être en snowboard ; les seconds se prennent au jeu de l'altitude et de terrains plus techniques. Toute une communauté qui dialogue, débat, s'informe, parfois même s'insurge, sur les sites internet consacrés à leur discipline. Le ski de randonnée est bien vivant, il est différent, il évolue avec son temps.

Renvois aux notes :

(1) Nous avons choisi d'utiliser le terme « ski de randonnée », qui reste le plus utilisé dans le langage parlé. Nous ne nous interdisons pas l'usage, selon le contexte, d'expressions à peu près synonymes telles que « ski de montagne », revenue à la mode ces derniers temps, ou « ski-alpinisme », faussement associée à une notion de difficulté ou de compétition.
(2)Félix Germain, « brève histoire du ski de montagne », Ski de montagne
(3)Serge Lang, « la conquête de l'hiver », dans Le ski et les sports d'hiver
(4) Expression utilisée par Guy Ogez, Président du Ski club alpin parisien, préface de Loin des pistes… l'aventure.
(5) Par exemple, les rallyes organisés par les clubs alpins français et italiens : parcours sportifs amicaux sur la chaîne frontalière, en esprit d'autonomie (épreuve d'évacuation sur traîneau, bivouac…). Au début des années 80, ces rallyes « CAF-CAI » ont disparu, par manque de participants.
(6) Référence à l'ouvrage d'Alain Loret, Génération glisse (éd. Autrement, 1995)
(7)Volodia Shahshahani, interviewé par Pierre Tardivel, « Ski extrême : le grand Oisans sauvage », Annales GHM 2001.
(8) Les refuges d'hiver sont une annexe du refuge d'été ; ils ne sont pas gardés mais en général équipés d'un poêle et d'une salle pour la cuisine .

Lire aussi :

Le grand voyage de Léon Zwingelstein

Cartes et topos

Bibliographie

retour à la page REPORTAGES